Cri de silence, in memoriam JLF

(Appels – Danse – Déploration)
5 voix (Contre-ténor, 2 ténors, baryton, basse) et orgue positif
Textes en hébreu, arabe, latin, ge’ez, malgache et français
(2011)
Durée : 11’
Commande de la Péniche-Opéra
Création mondiale le 16 mai 2011 par l’ensemble Clément Janequin dirigé par Dominique Visse

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« Appels » :

« Danse » :

« Déploration » :

Lorsque Dominique Visse m’a demandé d’écrire une « Déploration » qui devait voisiner avec celle de Josquin des Près dans un programme de l’ensemble Janequin intitulé
« Les cris de la mort», j’ai aussitôt décidé de la dédier au compositeur Jean-Louis Florentz.

Ce dernier nous avait quittés le jour de la création de mon propre Requiem en juillet 2004, et je m’étais promis alors d’écrire une pièce en sa mémoire. Comme un véritable hommage requiert la présence fortement sous-jacente de celui à qui on le rend, je ne pouvais aborder cette oeuvre qu’en laissant l’univers de Florentz pénétrer le mien ; un univers très personnel, reposant sur une érudition impressionnante (sciences, Histoire, religions, géographie, linguistique…) et un travail d’élaboration musicale extrêmement spéculatif avec une technique modale complexe que viennent nourrir aussi bien les sonagrammes de chants d’oiseaux que le spectre sonore d’un réacteur de Boeing. Les conseils éclairés de Michel Bourcier, grand spécialiste et superbe interprète de la musique de Jean-Louis Florentz, m’ont permis de relever cette gageure.

Ma première idée fut d’attribuer une langue différente pour chacune des 5 voix : le latin du Requiem, vu la circonstance et le lien avec Josquin ; le français car je tenais à faire entendre la parole de Florentz avec un texte de son cru ; l’arabe et l’hébreu car les Saintes Ecritures étaient l’un des piliers fondamentaux de sa pensée ; le malgache car il affectionnait Madagascar et tout particulièrement le poète Jean-Joseph Rabearivelo dont le suicide en 1937 devint emblématique de l’écartèlement des cultures, thème si cher au compositeur ; et comment ne pas utiliser aussi le Ge’ez, cet ancien idiome éthiopien que le compositeur connaissait si bien et qu’il avait utilisé dans son oeuvre « Asmara ». Six langues pour cinq voix ! Ce surplus linguistique, loin d’être un écueil, devint le catalyseur de la structure musicale et m’offrit la meilleure idée pour honorer la mémoire de cet humaniste idéaliste aux ambitions oecuméniques.

Les cinq voix ancestrales et poétiques allaient ouvrir l’oeuvre dans une succession d’appels traversant les siècles : un extrait de « Samuel » en hébreu, l’Introït et le Lux aeterna de la Messe des morts en latin, un extrait de deux sourates du Coran en arabe, le Psaume VIII en Ge’ez, puis « La nouvelle tombe » de Rabearivelo en malgache ; ces langues viendraient ensuite se superposer en un contrepoint soutenu par le rythme de danse de l’orgue, pour enfin toutes se fondre, l’une après l’autre, dans le texte français : la voix de Jean-Louis Florentz résonnant sur l’harmonie figée d’une longue déploration.

Chaque compositeur a son terrain spéculatif, ses combinaisons propres, ses artifices de construction, etc. Pour cette oeuvre, j’ai cherché à apprivoiser les techniques florentziennes, ses combinaisons modales et numériques : par exemple, l’élaboration rythmique basée sur la transcription en morse du nom des 7 archanges du Livre d’Hénoch et leur correspondance avec le numéro d’ordre des syllabes Ge’ez. J’ai tenu à respecter l’authenticité des sources mélodiques : le texte de Samuel est écrit sur une cantilation juive, le Requiem sur le plain-chant grégorien, les sourates sur la récitation d’un Cheikh, le Psaume VIII sur un fragment de chant liturgique éthiopien, le poème de Rabearivelo sur un air traditionnel malgache ; le travail contrapunctique consistant précisément ici à concilier des sources si différentes.

Et les nombreuses citations bien sûr, sans lesquelles il n’y aurait pas de véritable hommage, mais toujours très stylisées et intégrées à la logique du discours.

L’accumulation des contraintes rendaient souvent les problèmes impossibles à résoudre, et c’est dans la douleur que ce « Cri de silence » a vu lentement le jour. Mais c’était sans doute la seule manière de saluer dignement la mémoire de ce compositeur méticuleux, maladivement soucieux de la justification rationnelle de tous les éléments en présence dans son travail, mais toujours poussé pourtant par une irrépressible force irrationnelle.

Patrick Burgan

Avec mes très chaleureux remerciements à Mademoiselle Ezaka Rakotomamandjana (Malgache) et Messieurs Saïd Benjelloun (Arabe) et Zeev Maoz (Hébreu), pour leur aide précieuse.

TEXTES

Cri de silence

Texte malgache : voix de ténor 1
FASANA FAHAROA

Ilay fasako, fasana ihany,
Fa ny foko dia fasana koa !
Io no fasako ivelan’ny tany,
Io no fasako iray, faharoa !
Tsy mba vero na mba rangolahy,
No mandrakotra an’io fasana io
Fa ny nofoko zary manahy
No mandrakotra omaly sy anio.
Sentosento no mamelovelo,
Ranomaso, toloko tsy tana
Izy ireny no sarin’avelo
Mitampody ka sarotra ialana
Ao ny nofy novolavolaina,
Izay nisinda nalaky, tsy hita !
Ao no rendrika ilay nantenaina,
Ilay sambo natao ho tafita !
Ao ny tsantan’ny andro taloha
Izay nivimbina fanantenako
No hilefitra ka tsy hifoha,
Ka hiverina hitondra ako !
Ao ny zava-drehetra voakasa,
Saingy simba, ka very tadidy !
Ao ny taolan’ny androko lasa,
Sy ny ora tsy masi-mandidy !
Ao ny nofo nikipaka mora,
Ao ny maty daholo daholo !
Ao malazo na mbola tanora,
Ka mianjera tsy mana-mpisolo !

LA NOUVELLE TOMBE (traduction française)

Ma tombe est toujours ma tombe,
mais mon cœur en est une autre
C’est ma tombe en dehors de la terre;
c’est ma seconde tombe.

Ce ne sont pas des herbes qui la cachent,
ni non plus une pierre-mâle
C’est ma chair pleine de soucis
qui la dissimule.

Mes vibrants soupirs, mes larmes
et mes sanglots incontenus
y jouent les revenants
et me hantent sans cesse.

Là sont les rêves conçus,
mais qui s’étaient dissipés brusquement
et invisiblement. Là sont les épaves
du bateau de l’Espérance.

Là les stances du Passé,
et chants de ma Jeunesse
sont ensevelis et ne se réveillent plus
Pas même pour donner un écho!

Là sont tous les projets
perdus et oubliés.
Là gisent les os de mes jours lointains
et de mes heures sans pouvoirs.

Là se décompose lentement la chair.
Là elle flétrit
et tombe quoique jeune.
Là sont les morts – tous les morts.
J. J. RABEARIVELO

Texte arabe : voix de ténor 2

6. Sourate des Bestiaux (Al-An‘âm)

35. Wa in k?na kabura aalaïka iaar??uhum

Fa inista?aata an tabtaghiya nafaghan fi al-ar?i

aw sullaman fi s-sam?’I fa ta’tiyahum bi ?yatin

wa law ch?’Al-l?hu la jama-aahum aala al-hud?

fa l? tak?nanna mina al-j?hil?n(a)

[35] L’indifférence des négateurs te pèse tellement que, si tu pouvais, tu creuserais une galerie dans le sol ou tu dresserais une échelle vers le ciel pour leur en rapporter un miracle ! Or, si Dieu l’avait voulu, Il les aurait tous réunis et guidés dans la bonne voie. Ne sois donc pas du nombre des ignorants !

89. Sourate de l’Aube (Al-Fajr)

27. Y? aïyatuha n-nafsu al-mu?ma’innatu

28. Irjiè? il? rabbiki r??iyyatan mar?iyyatan

29. Fa dkhul? f? aïb?d?

30. Wa dkhul? jannat?

27] Quant à toi, ô âme, désormais apaisée ! [28] Retourne auprès de ton Seigneur, satisfaite et agréée ! [29] Sois désormais du nombre de Mes serviteurs, [30] et sois la bienvenue dans Mon Paradis

(Extrait du Coran)

Texte latin : voix de basse 1

Requiem aeternam dona eis, Domine,
et lux perpetua luceat eis.
Le repos éternel, donne-leur Seigneur,
et que la lumière éternelle brille sur eux.

Lux aeterna luceat eis, Domine,
Cum sanctis tuis in aeternum :
quia pius es.
Que la lumière éternelle luise pour eux, Seigneur,
En compagnie de tes saints, durant l’éternité,
parce que tu es bon.
Requiem aeternam dona eis, Domine,
et lux perpetua luceat eis.
Le repos éternel, donne-leur Seigneur,
et que la lumière éternelle brille sur eux.
Cum sanctis tuis in aeternam :
quia pius es.
En compagnie de tes saints, durant l’éternité,
parce que tu es bon.

Requiescat in pace. Amen. Qu’il repose en paix. Ainsi soit-il.
(Extrait de la Messe des morts)

Texte hébreu : voix de basse 2

5 Akhar kèn tavo guivaat Haélohim, achér cham nétsivé flichtim viyhi khéboaakha cham haayir oufagaata khévél néviim yordim méhabama, vélifnéhem névél, vétof, vékhalil, vékhinor ; véhéma mitnabiim.

Ensuite tu arriveras à la Colline du Seigneur, où se trouve un préfet des Philistins; or en arrivant là, dans la ville, tu rencontreras un chœur de prophètes descendant du haut-lieu, précédés de harpes, de tambourins, de flûtes et de cithares ; et ils seront en train de prophétiser.

6 Vétsalka alékha rouaakh Adonaï véhitnabéta iimam ; vénéhéfakhta léiich akhér.

Alors l’esprit divin s’emparera de toi, et tu prophétiseras avec eux ; et tu deviendras un autre homme.

(Samuel X, 5 et 6)

Texte français : les 5 voix

L’indescriptible beauté du lever de la pleine lune derrière le Kilimandjaro, ou sur la Mer Rouge, ne m’a pas fait oublier le génocide de l’ethnie Dinka au sud du Soudan. Rien ne m’a échappé de la clochardisation actuelle des Maâsaï aux abords des hôtels de luxe de Nairobi.
J’ai éclaté en sanglots en respirant l’arôme des acacias d’Abu Simbel, qui me rappelaient ceux de la Rift Valley, au Kenya ; mais j’ai aussi vu la misère, la crasse et le malheur des lépreux de la banlieue nord du Caire : ceux auxquels on ne pense jamais, lorsqu’on se rend en Egypte.
Je suis monté au sommet du Mont Kenya. Là-haut, j’ai vu l’immense, la déchirante beauté des paysages de l’Est africain, ceux qui furent le berceau de l’Humanité, c’est-à-dire finalement de la matière vivante devenue pensante, capable de désirs et d’émotions.
J’ai ainsi frôlé plusieurs fois les limites du supportable, et je me suis parfois demandé ce qu’il me restait à voir après tant de chocs émotionnels, que je retiens comme l’essentiel de ma jeunesse.
J’ai assisté à des cérémonies de possession dans les faubourgs de Niamey, au Niger. J’ai dansé avec les Senoufo, au nord de la Côte d’Ivoire, lors d’un rituel funéraire.
C’est en Afrique que j’ai appris peu à peu à me familiariser avec la mort, phénomène impressionnant, inéluctable, terriblement banal aussi, mais que l’Occident s’obstine à nier, à occulter, comme si le silence pouvait éloigner l’échéance.

(Jean-Louis Florentz : extrait du discours d’installation à l’Académie des Beaux-Arts – 23/10/96)