Requiem

Mezzo-soprano, chœur mixte, clarinette, saxophone, violoncelle, 2 percussions et orgue
(2003-2004)
Durée : 63’
Commande de l’Etat et de l’ADDIM 70
Création mondiale le 27 juin 2004, Basilique Notre-Dame de Grey, ensemble Contre-Z’ut, direction Alain Lyet.

Extrait (Confutatis) :

Dies Irae

Confutatis

Pie Jesu

Lacrimosa

Offertoire

Sanctus

In Paradisum

 (Pour obtenir la partition, adressez une demande à l’association Alcmène dans la rubrique Contact)

Cris et chuchotements de la créature face au Jugement dernier

Ajouter un Requiem à la cohorte des œuvres fameuses ayant illustré le texte de la messe des morts ! Folie ?… ou défi ?

Le cahier des charges imposé par le commanditaire Alain Lyet pouvait être considéré comme frustrant ou stimulant : du « cri primal » – autrement dit : surgissement de l’énergie primaire devant les peurs éternelles – à un effectif instrumental hétéroclite dicté par les moyens mis à disposition dans le lieu prévu pour la création*, les requêtes accumulées semblaient se liguer contre le projet d’une fresque conventionnelle. Ce serait méconnaître Patrick Burgan que d’ignorer combien les défis l’aiguillonnent ; de surcroît, il est un sagace lecteur des textes qui enflamment son inspiration : ses œuvres vocales profanes constituent de magistrales exégèses des poèmes choisis, ses compositions religieuses ne sont pas en reste puisqu’elles déploient des polyphonies fouillées (Nativités) ou de prenantes atmosphères (Audi Coelum, Tristis) en pratiquant le dévoilement de mots gravés dans notre patrimoine chrétien.

Alors, une fois effectué le choix du Requiem pour répondre à cette insolite commande, les rôles se distribuèrent pour communiquer des émotions sans filtre aux auditeurs que la question de la mort interpelle de tous temps : le collectif vocal figurant l’humanité apeurée, en quête de grâce, il tira de l’expression chorale une gamme d’énergies pulsionnelles propres à toucher de la manière la plus directe notre réceptivité. Par contraste, la pureté mélodique émanant de la voix féminine soliste représenterait les aspirations de l’âme détachée de la glaise dans ce voyage vers le repos éternel. Quant aux quelques solistes instrumentaux autorisés– étrange disparate : un clarinettiste prenant aussi la petite clarinette, un saxophoniste parcourant sa famille instrumentale du baryton à l’alto, deux percussionnistes, un violoncelliste, et l’organiste qu’un contrebassiste peut renforcer ad libitum –, il leur revint de jeter sur la toile les touches de couleur suggestives qui assaillent nos sens à la lecture de ce texte admirable.

1ère partie

Des sourdes pulsations de la Grosse Caisse et du plus grave des Toms s’élève la mélopée plaintive de la clarinette, ponctuée de loin en loin par une cloche ; elle prend progressivement un envol mélismatique tandis que le chœur féminin psalmodie doucement l’Introït (Requiem aeternam). L’éclatement du cri d’imploration (Kyrie eleison : Seigneur, prends pitié !) dans la tension de l’aigu de toutes les voix ne nous saisit que plus violemment ; les chanteurs clament les mots répétitifs « hors tempo », dans la douleur, comme déboussolés. L’insertion d’une phrase du Graduel rarement traitée (In memoria aeterna erit justus : ab auditione mala non timebit), psalmodiée par les barytons, tente de faire entendre la sagesse sacerdotale mais l’oreille vibre au chant du violoncelle remémorant l’humanité orante. Le Christe eleison renforce l’impression de vertige des peuples privés de repères puisque les voix n’expriment plus les mots que par une « oscillation lente » sur un demi-ton. La superposition du Graduel dit par les hommes avec un « débit toujours très calme », de la supplication des femmes (sur le Tractus : Absolve Domine animas omnium) selon « un débit rapide et agité », des arabesques instrumentales (clarinette, saxophone alto, violoncelle), amène la lumière perpétuelle chantée par la mezzo-soprano avant une dernière clameur, tutta forza, du chœur (Kyrie eleison), mais c’est cette lumière qui permet de diffuser une paix temporaire sur un climat de flottement harmonique.

2ème partie

Mue par une pulsation immuable (tempo rapide noté « énergique ») qui accentue l’impression de terreur coupant le souffle, une foule enfiévrée chuchote (et ne chante pas) le Dies Irae noté sur une hauteur fixe. L’orgue, cette fois protagoniste (c’est lui qui énonce le fameux thème du Dies Irae), semble emporté par une fuite en avant. La scansion du Quantus tremor (en clusters vocaux) monte jusqu’au cri. Nous sommes plongés dans les ténèbres de la peur, on se croirait dans un rituel païen. Mais voilà que le cri de la petite clarinette déchire l’atmosphère par ses suraigus convulsifs de jazzman : c’est qu’il fallait trouver une solution originale pour pallier le manque de cuivres imposé par le cahier des charges dans un moment mythique tel le Tuba mirum ! L’orgue supplée certes aux cuivres de l’orchestre en lançant tous ses éclats (le saxophone baryton double sa partie de pédale), à l’image de la clameur du chœur se déployant sur une quinte resplendissante.

« Figé » par la sidération, le chœur, uni à l’orgue, hache les syllabes du Mors stupebit (avec tout de même un madrigalisme mélodique sur les mots cum resurget) ; les touches de percussions nimbent de mystère ce climat d’attente anxieuse. L’orgue reprend sa fuite grouillante ; en effet, la perspective que cette résurrection n’ait d’autre but que le jugement de toutes nos actions à faire figurer sur le Livre annoncé (Liber scriptus), fait monter chez les choristes un angoisse croissante qui ramène le cri déchirant (petite clarinette) et les éclats (chœur et orgue) du Tuba mirum.

Une exclamation déférente salue la comparution devant le Juge (Judex ergo), mais la perspective que rien ne reste impuni (nihil inultum remanebit) provoque une flagellation dans la déclamation. Il ne reste à l’humanité souffrante qu’à exhaler le plus pur de son chant pour infléchir le Juge : la mezzo-soprano chante a capella Quid sum miser, mais le chœur oppose à ses mélismes la scansion terrorisée devant le Roi de terrible majesté (Rex tremendæ majestatis). Néanmoins, elle rallie à elle l’attendrissante imploration générale (Salvame, fons pietatis). Le solo de violoncelle déploie un chant d’humanité à lui seul. Il se prolonge en un  duo à la simplicité émue lorsque la prière se détourne du Père redouté pour aller vers le Fils compatissant (mezzo et violoncelle : Recordare Jesu pie). Mais c’est au Juge (Juste Judex) qu’il faut demander la rémission, et le cri de la petite clarinette réapparaît, en contraste avec les à-coups du saxophone baryton et les ponctuations de woodblocks et de blocs chinois ; la mezzo, épaulée par le violoncelle, se fait l’avocate de nos péchés (Ingemisco) tandis que des frissons parcourent l’orgue. Le chœur, d’abord d’une discrétion statique en arrière-plan, dans un climat de latence, enfle sa clameur, et la peur païenne réapparaît au Confutatis « chuchoté très vite » ; les frémissements et grondements hagards gagnent instrumentistes et choristes tandis que crépitent les âcres flammes (flammis acribus). Opiniâtre, la mezzo maintient sa revendication à figurer parmi les bénis (Voca me cum benedictis), et le Confutatis s’achève par le cri de la petite clarinette et la réaffirmation de la quinte du chœur. Une prière venue des temps immémoriaux s’élève alors (Oro supplex, chantée a cappella par la mezzo), suivie – pour rester dans les temps anciens – d’un bicinium confié aux choristes féminines (Lacrimosa). Le pardon est demandé (Huic ergo parce) dans le dénuement absolu d’un effet de souffle continu (par relais des choristes) s’amplifiant jusqu’à faire renaître l’harmonie tandis que le violoncelle s’adonne à des inflexions hébraïsantes. La texture répand une atmosphère bienfaisante après tant de terreurs, c’est un ondoiement de pâle lumière qui achève la Sequentia, et nimbe la mezzo en prière (Pie Jesu Domine, dona eis requiem).

3ème partie

L’Offertoire représente l’apothéose du rythme –  « l’apothéose de la danse » serait-on tenté d’écrire à l’instar de Wagner s’exprimant sur la 7ème Symphonie de Beethoven – tant il libère les énergies pulsionnelles du corps. L’ensemble des participants clame à l’unisson un « éclatant » Domine Jesu Christe aux accents bondissants, et célèbre, outre la gloire du Christ, celle de quelques maîtres du XXème siècle médian, tel Messiaen.  La scansion lance maintenant ses accents à travers tout le maillage polyphonique  (orgue, marimba, vibraphone, et les trois instruments mélodiques) : en contraste avec la trépidation rythmique des femmes martelant Domine, Domine, le chœur masculin dresse le tableau de la menace (libera animas omnium fidelium defunctorum de poenis inferni) mais s’engloutit dans l’abîme profond peint par le texte (et de profundo lacu : glissando vocal étoilé du trémolo des vibraphone et marimba). Une toccata d’orgue relance le motif choral du Domine Jesu Christe, cette fois sur les mots Domine, Rex gloriæ ; l’exubérance rythmique est portée à son comble. Si la pulsation staccato semble disloquer les segments à travers toute la tessiture (Libera eas de ore leonis), la trépidation des choristes féminines (libera, libera) rappelle que l’angoisse ne s’est pas dissipée. Sed signifer sanctus Michael renoue brièvement avec l’éclatant unisson initial, puis, sous les instruments mus par leur bondissante pulsation, la nappe chorale s’étoffant progressivement en un statique tournoiement legato va gagner la lumière (in lucem sanctam). Fondu-enchaîné avec un soudain abîme de silence d’où émergent des bruits divers (« Suspendu, hors tempo ») : scintillements des percussions métalliques, frottements de l’archet du violoncelle parcourant des hauteurs indéterminées, souffles du clarinettiste et des ténors, bourdonnement des basses… S’élève alors, à l’unisson des voix féminines, le Verset Hostias et preces tibi, offrande limpide ; il se diffuse ensuite en un miroitement généralisé à l’échelle de toutes les choristes (sopranos et altos) divisées sur fond du bruissement instrumental et vocal masculin. Un slap du saxophoniste marque la fin de la séquence pour laisser place à la sobre phrase Quam olim Abrahæ promisisti et semini ejus chantée par les sopranos. Tout se dissout à nouveau vers ce que l’on croirait un retour au silence, mais le fondu-enchaîné débouche cette fois sur un Sanctus halluciné, chuchoté, crié, pulsé, mais jamais chanté, autour duquel percussions et cascades de clusters à l’orgue se déchaînent. Seule touche d’humanité flottant sur ce déferlement des forces célestes lâchées par un Dieu ancien-testamentaire (Deus Sabaoth) : le Benedictus psalmodié sur un immuable si par la mezzo-soprano.

4ème partie

Après une telle arche dramatique, le temps céleste prend le dessus. La plane émission de l’Agnus Dei finit par produire un brouillard sonore, les voix d’hommes se décalant par glissements progressifs avant de renouer avec l’unité. Sur l’unisson des voix de femmes, la mezzo-soprano chante lentement le Lux aeterna. De la déclamation chorale recto tono du Libera me se détache la scansion rythmique de mots isolés ; la mezzo poursuit son cheminement mélodique et spirituel (Tremens factus sum) mais la foule devient de plus en plus bruissante, portée par les percussions, et la petite clarinette rappelle son cri du Tuba mirum. On atteint enfin la sérénité absolue sur la quinte tenue par les choristes masculins accédant au In Paradisum. Alors se déploient chez les anges la suavité des voix féminines, les lacis apaisés des instruments mélodiques, les scintillements stellaires du vibraphone. Ainsi la raréfaction du matériau musical nous conduit-elle au silence après extinction du dernier souffle de la clarinette.

Une composition universelle

Des intervalles empruntés au jazz, des archaïsmes médiévaux, des mélismes orientaux, des rappels du plain-chant se tissent à des procédés formels et vocaux ancrés dans les évolutions contemporaines pour répandre la pneuma unitaire d’une prière universelle au long de cette  heure de musique invocatrice. Patrick Burgan a tenu à traiter l’intégralité du texte (y compris des versets souvent négligés), mais il est allé droit à l’essentiel pour dégager l’originalité de sa pensée des conventions de l’art religieux et parler avec une force directe à nos sensations brutes, autant que pour débusquer les tortuosités de l’inconscient collectif qui trament depuis toujours la révérence devant l’heure dernière.

Prière et drame se côtoient pour composer un Requiem qui réussit – insigne performance ! –  à imposer son emprise sur nos âmes, nos imaginaires, nos perceptions après tant d’illustres devanciers.

Sylviane Falcinelli

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* Commande de l’État et de l’Addim 70, le Requiem (achevé en janvier 2004) fut créé le 27 juin 2004 en la Basilique Notre-Dame de Gray par Françoise Rebaud (mezzo-soprano) et l’ensemble Contre-Z’ut sous la direction d’ Alain Lyet, puis redonné en 2005 par les mêmes interprètes à la chapelle de Ronchamp à l’occasion du cinquantenaire de sa construction par Le Corbusier.